Gao Xingjian La Montagne de l’âme

Editions de l’aube p. 313

J’entend soudain appeler « frère ! » en chinois, non loin de moi, me semble-t-il. Je me retourne et vois quatre ou cinq jeunes filles qui chantent d’une voix claire dans ma direction. Elles ne connaissent peut-être que cette phrase en chinois, mais elle suffit pour un appel à l’amour. Je croise un regard fixe et langoureux dans l’obscurité, je suis fasciné et mon cœur se met à battre. D’un coup, je reviens à mes années d’enfance et à mes désirs. Une émotion que je n’avais plus ressentie depuis longtemps brûle en moi. Instinctivement, je m’approche d’elle, à la manière sans doute des jeunes gens d’ici, mais peut-être aussi parce que la lumière baisse. Je vois ses lèvres bouger faiblement, aucun son n’en sort. Elle attend. Ses compagnes aussi ont arrêté de chanter. Elle est toute jeune encore, elle a un visage d’enfant, un front haut, un nez retroussé et une petite bouche. Je sais que, sur un simple geste de ma part, elle me suivra et se blottira contre moi. Elle lève joyeusement son ombrelle. Je ne peux supporter cette confrontation qui se prolonge et je hoche la tête avec conviction en riant bêtement. Trop peureux, je me retourne et je m’éloigne sans même oser un regard.

Jamais je n’ai connu ce genre d’appel, bien que ce soit justement ce dont j’ai le plus rêvé. Maintenant que l’occasion se présente, je la laisse échapper.

Je dois reconnaître que le regard brillant, plein d’attente, de cette jeune fille, avec son nez retroussé, son haut front, sa petite bouche commune à toutes les filles miao, a réveillé en moi une espèce de tendresse douloureuse que j’avais oubliée depuis longtemps ; j’ai réalisé que jamais plus je ne ressentirais ce pur amour. Je dois reconnaître que je suis vieux maintenant. Non seulement l’âge et toutes sortes de distances me séparent d’elle, mais même si elle était très proche de moi et même si je pouvais l‘entraîner de ma main, le plus grave est que mon cœur est vieux et que je ne peux aimer une fille avec fougue, sans penser à rien. Mes relations avec les femmes ont perdu depuis longtemps ce naturel, seul le désir charnel demeure. Même si je recherche le plaisir d’un instant, j’ai peur d’avoir à assumer mes responsabilités. Je ne suis pas un loup, je veux seulement le devenir pour me réfugier dans la nature, mais je n’arrive pas à me débarrasser de mon apparence humaine, je suis une espèce de monstre à peau humaine qui ne trouve nulle part où aller.

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